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jeudi 22 septembre 2016

ARCHIVES : Quand Rock & Folk partait à la rencontre de la maison Virgin ...en 1974


Je tiens tout d'abord à remercier spécialement Georges, grand fan de Mike Oldfield et collectionneur remarquable, qui a eu l'excellente idée de partager avec nous quelques uns de ses articles issus de la Grande Epoque, où MO, toujours aussi loquace du haut de ses 20 ans, se faisait déjà rare en interview (de surplus pour les revues françaises !).

C'est donc avec grand plaisir que je publie aujourd'hui la retranscription complète de l'un des tout premiers entretiens réalisés par un journaliste français avec Mike Oldfield, encore traumatisé par son unique concert au Queen Elizabeth Hall et déjà retiré dans sa résidence-studio de The Beacon, quelques mois après la sortie de Tubular Bells et le début du succès, pour enregistrer son deuxième album : Hergest Ridge.

Rock & Folk n°87 (avril 74)

Cet article, écrit par Jacques Colin et consacré aux débuts fulgurents de la maison Virgin Records, fût publié dans le mensuel Rock & Folk n°87 en avril 1974, à la suite d'une chronique de Tubular Bells faite sur le numéro précédent et qui sonnait le début du succès de Mike Oldfield en France, dix mois après la sortie de son l'album... (chronique à retrouver ici)

Je vous laisse découvrir ce récit de la semaine passée au coeur de la maison Virgin, le texte reste inchangé, vous trouverez donc encore quelques erreurs de l'auteur, et certaines références qui font peut-être moins écho aujourd'hui. Bonne Lecture !

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Rock & Folk n°87 (avril 1974) p. 46-49:

« C'est une entreprise de freak anglais qui, comme le freak américain, sait être marginal: il construit en conservant des rapports avec le système qui le nourrit et l'aide à poursuivre son chemin. Marginal ne signifie pas ici bricolage. Mais brassage d'argent ne signifie pas non plus perte de qualité. » Il s'agit de Virgin Records, bien sûr. Une manière de faire du bon business et de la bonne musique, quelque part entre la marginalité et le conformisme. Au delà de Mike Oldfield ou de Kevin Coyne, une leçon à retenir... 

Londres
REVE
Existe-t-il une compagnie de disques dont le seul alibi soit l'amour de la musique ? Si on me posait cette question, je répondrais sans hésiter : oui, enfin presque... C'est Virgin Records.
On n'y trouve que des histoires d'amour, et ça continue par des histoires d'argent qui font grandir encore l'histoire d'amour. Et je ne rêve pas. Je suis en Angleterre, dans un pub de Portobello Road, la rue des faussaires et des antiquités du jour, mais aussi la rue où l'on peut rêver devant la porte fermée d'un authentique antiquaire qui vendrait peut-être une statue en bois polychrome du moyen-âge.
Chère... Très chère.
Juste à côté, dans une petite impasse qui sent un peu le « drôle de drame », 2/4 Vernon Yard, se trouve le bureau de Virgin.

Virgin, c'est maintenant l'histoire d'un triomphe, d'un succès de six mois: « Tubular Bells », par Mike Oldfield.
« New art is business. »
En août dernier, j'avais remarqué une affiche : une jeune femme enceinte, dont le visage restait pudiquement dans l'ombre : c'était la publicité du catalogue Virgin : Mike Oldfield, Gong, Manor Live et Faust Tapes. En bas, dans le coin droit, le sigle Virgin : sœurs siamoises, un arbre mort, un monstrueux lézard. Ce jeu habile du heurt des mots et des idées est une des caractéristiques du travail de Virgin. On y joue avec tout, les situations politiques, la conjoncture, l'opportunité du moment. (Exemple de publicité : « Le général Amin dit : « Les imports Virgin sont fabuleux, mec. Ils peuvent arriver en Tanzanie n'importe quel jour de n'importe quelle semaine jusqu'à 50 % moins cher. ») Jeu anglais de toute façon.
J'ai passé plus de deux mois à Londres et, à chaque visite à Virgin, je découvrais un nouveau bureau, un téléphone supplémentaire de couleur différente, un peu plus de place pour faire du thé ou du café et manger des digestive cakes.
C'est l'expansion... Esprit d'entreprise et réalisme ont fait grandir la petite compagnie, et il y règne un modernisme au goût d'ordinateur et de gadgets. Mais il ne sert à rien d'y dissimuler des micros : on ne capterait que des conversations anodines. Les filles parlent chiffons, les producteurs, public-relations, managers viennent y passer quelques brefs instants par jour, pour organiser de nouveaux concerts. Chaque réussite est signalée par la course effrénée à travers les bureaux des porteurs de bonne nouvelle qui crient : « Kevin Coyne joue à Sheffield le... » Et l'on entend des exclamations de joie : « Great... »
Les rapports de Simon Branson [n.d.w.: Richard Branson], le boss, et de ses « employés » sont amicaux et anti-hiérarchiques.
C'est une entreprise de freak anglais qui, comme le freak américain, sait être marginal : il construit en conservant des rapports étroits avec le système qui le nourrit et l'aide à poursuivre son chemin. Ainsi, il produit un objet de qualité que Byg-Records ne pourrait qu'envier: pressages E.M.I., distribution E.M.I. Marginal ne signifie pas, ici, bricolage. Mais brassage d'argent ne signifie pas non plus perte de qualité.

REVE-FICTION
Ce matin de mars, je franchis à nouveau la petite porte noire. J'ai rendez-vous avec Simon Draper, le directeur du A. & R. (Artists & Recording). C'est le chercheur d'or, celui qui a mis la main sur Faust, Henry Cow et même... Gong, victime de la malédiction française (et de quelques erreurs, de surcroît).
On m'envoie d'abord auprès de Sue, qui me confie un énorme dossier de presse, des photos, des affiches, des stickers, le tout glissé dans de magnifiques pochettes glacées. Puis, je descends chez Mr. Draper. Il est assis derrière un énorme bureau surchargé, répondant sans cesse au téléphone en conservant un calme olympien. Je note une reprise maladroite au coude droit de son pull-over : célibat anglais... Derrière lui, un énorme Ampex, un lecteur de cassettes, des bandes. Il écoute un groupe encore inconnu. Débordé, il me confie rapidement ce qu'il faut savoir sur la commercialisation d'un bon produit :

REALITE
Virgin Records est un holding.
VIRGIN HOLDING
Virgin Records Shops
Label Caroline Records Ltd.
- Le Manor (Studio)
- Caroline Ltd. (Exports)
- Virgin Records (Label)
- Virgin Music (Edition Musicale)
- Virgin Agency (Management)
(Cette structure verticale s'explique par l'histoire de la compagnie, que Richard Branson, le big boss, raconte plus loin.)
Simon Draper : « Le Label est distribué par Island, lui-même distribué par E.M.I. Donc, Virgin Rec. est fabriqué et distribué par E.M.I. La distribution se fait également par nos quinze points de vente (shops). Nous assurons nous-mêmes notre propre promotion, l'agencement des vitrines et la publicité. Nous définissons la qualité musicale comme étant ce que nous aimons.
- Quelque chose de neuf en perspective ?
- Un nouveau groupe, Slap Happy [n.d.w.: Slapp Happy], avec un ancien membre de Faust.
- Une nouvelle exceptionnelle, peut-être ?
- Ah oui...
Et il parle tellement vite que je suis obligé de lui demander de répéter. Il part alors en courant chercher un communiqué de presse qu'il me recopie de sa propre main :
« Le Label Watt va être distribué par Virgin dans le monde entier, à l'exception du Japon et des U.S.A. Deux disques à paraître : l'album de Mike Mantler, basé sur une nouvelle de Samuel Beckett, « How it is », avec Jack Bruce, Don Cherry, Carla Bley. Un disque de Carla Bley : « The Indonesian Collection », avec Julie Driscoll, Dave Holland, Paul Motian, Steve Marcus, Michael Mantler, Howard Johnson et Carla Bley. »
Voilà ce qui arrive aux gens entreprenants. Je repars à travers le dédale de jolies filles. Jumbo téléphone à Barclay, qui presse le catalogue Virgin en France depuis peu.
Demain matin, Richard Branson me contera l'histoire de Virgin.

LA REALITE DEPASSE LA FICTION
Mardi matin. Je suis assis dans un moêlleux canapé de cuir fin. Derrière un immense bureau, Richard Branson. Dans les vingt ans, grand blond, barbe taillée rase, lunettes cerclées d'or, manteau de type chaud-en-hiver, col roulé.
L'électricité va et vient ; c'est la crise. Sur le bureau, cinq ou six téléphones, le « Melody Maker » et d'autres journaux. Sur un des murs, une immense photo du Manor. Une seule affiche : Tubular Bells.
Mister Branson est très occupé. Il a un téléphone sur chaque oreille. Il me laisse quelques documents sur les origines de la compagnie et me remercie de lui laisser son temps précieux et compromis. L'industrie du disque est assez gravement touchée par la crise de l'énergie. Mais, on peut aussi espérer que c'est une de celles qui pourraient sauver l'Angleterre... (« Comment le rock peut sauver l'Angleterre », titrait un des articles du M.M.)
Et on se souvient que la Reine a décoré les Beatles, il y a quelques années. Les leçons du passé font parfois les plus belles musiques du présent.

FICTION : A l'origine (1971), Virgin était un service de ventes par correspondance. R. Branson a profité de l'abolition du Retail Price Maintenance (Fourchette de prix) pour pratiquer un discount, allant jusqu'à vendre 25 % en dessous du prix recommandé. Au bout de six mois, Virgin avait pris de l'importance sur le marché anglais, en vendant en particulier des imports.
Se souvenant de Bizarre, le label de Zappa, et de Dandelion, celui de John Peel, R. Branson décide d'aborder le problème de la qualité avec la plus grande prudence. Il crée deux labels : - Caroline, de type classique avec contrats et avances normales sur royalties pour utilisation du Manor. - Virgin, le second, concerne des groupes refusés par les grandes compagnies ou estimés trop difficilement commercialisables.
Premier grand coup, Virgin récupère Faust à la porte de Polydor. Cela donne les « Faust Tapes ». Le prix de vente recommandé était de 48 pence (5 F. env.), soit le prix d'un single. Le disque est épuisé au bout de six mois, et Virgin perd un peu d'argent sur chaque copie.
Virgin va prendre un départ fulgurant grâce à la rencontre fortuite de Mike Oldfield, compagnon de Kevin Ayers dans le Whole World.
Mike Oldfield enregistre au Manor avec un groupe qu'il n'aime pas. Dès qu'il trouve un peu de liberté, il travaille sur une bande, fruit de plusieurs années de son travail et de ses rêves. Il va la faire écouter à l'équipe de Virgin qui la trouve fabuleuse, mais n'a pas encore la possibilité de tenter l'aventure. La bande va dormir pendant un an dans un tiroir.
En septembre 71, l'enregistrement commence au Manor. Mike Oldfield passe six mois à interpréter seul sa composition. (C'est David Bedford, ex-pianiste du Whole World, qui l'aidera à articuler ses thèmes trop déliés ; M.O. avait 14 ans quand il a commencé à jouer. Il ne sort d'aucun conservatoire, sinon la chapelle ardente et planante d'un renégat de l'université de Canterbury : le beau Kevin Ayers.)
Juin 73 : le disque est prêt. Virgin organise un concert au Queen Elisabeth Hall pour promouvoir l'œuvre. Il faut se mettre en quête d'interprètes. Stevie Winwood [n.d.w.: Steve Winwood] est contacté, mais il refusera de jouer par la suite. Néanmoins, voici une partie du plateau : Mick Taylor, David Bedford, Kevin Ayers, Vivian Stanshall, Steve Broughton et, dans l'assistance, quelques spectateurs discrets : Mick Jagger, Edgar Broughton, John Peel...
Ce ne fut pas parfait, mais tellement amical (friendly...).
Il y avait là un nouveau feeling, et l'espoir d'une alternative.
Concert public difficile, car il s'agissait d'interpréter « Tub Bells » mieux que le plus décadent des Rock-Operas : c'était Mozart avec Arthur Grumiaux au violon, ou un demi-échec par l'amateur du coin. Et, même Mick Taylor y apportant tout son amour pouvait avoir manqué de répétitions.
Le disque, fruit des efforts de Mike Oldfield s'est bien vendu : 100 000 en Angleterre et déjà 300 000 aux States.
Ce succès a permis à Mike Oldfield de se retirer près du Pays de Galles pour y préparer un nouvel album.

Samedi
HIT
Il faut laisser la voiture au pied de la colline de Bradnor Hill. On monte un raidillon glissant. C'est une petite maison de bois : « The Beacon » (la colline). « Carmina Burana » traverse les parois. M.O. vient nous ouvrir et nous installe autour d'une table, près d'une fenêtre-observatoire du type cher à Daevid Allen. Sur la table, j'ai déposé une bouteille de champagne Lanson. M.O. ne connait pas cette sous-marque et fait la moue quand je lui apprends que je ne l'ai pas payée cher...
En attendant, on savoure un café au lait et au miel. Musique de fond : Bach. Quand la musique cesse, M.O. prend une guitare acoustique et interprète le Menuet de Boccherini.
Près d'un petit radiateur, deux chatons siamois. A ses pieds, Polly, un lévrier afghan. En face de lui, Maggie, sa girl-friend, corrige un manuscrit.
Le plancher se remet à vibrer des notes d'un chœur de Bach qui nous arrive du sous-sol où se trouve le studio, le temple du travail : un piano (à queue), plusieurs guitares (precision Bass, Gibson, une vieille Telecaster, une mandoline, des claviers, deux magnétophones.)
Par la fenêtre pointillée de gouttes de pluie, le soleil apparaît et disparaît. On découvre une espèce de lande verte et rouillée de bruyère.
Silence parfaitement musical, harmonie propice à la création qu'on ne trouve plus qu'à la campagne.
Mike Oldfield n'est guère bavard. Il répondra très évasivement à mes questions. Mais on peut parler de Peter et Andy sans problèmes. En fait, il discute plus facilement avec Philip à propos de la série de photos qu'il veut prendre. Il aime laisser les mots aller et venir, comme la musique, au gré du moment, du feeling, du temps : le blues...
Je me souvenais surtout de la photo-médaillon au dos de « Shooting At The Moon », le fabuleux disque de Kevin Ayers avec le défunt Whole World. M.O. avait peut-être seize ans. La bouche un peu pincée et rageuse, comme son solo dans « Lunatic Laments ». Maintenant, il semble plus calme et porte une courte barbe.

J.C. - As-tu quelque chose de spécial à dire à propos de toi-même ?
M.O. - No...
J.C. - Et sur ta musique ?
Il pousse un soupir et me suggère d'écrire : PFFFFF...
M.O. - On ferait mieux d'ouvrir la bouteille de champagne.
Il l'ouvre. Le bouchon est parti directement dans la cheminée. Le champagne se répand sur mes papiers et sur le numéro de janvier de R. & F., ouvert à la page des New York Dolls.
M.O. - Ce champagne a très bon goût...
On tastevine un peu.
J.C. - Qu'est-ce qui te semblait le plus important quand tu as réalisé « Tubular Bells » ?
M.O. - Je voulais y prendre du plaisir, en tirer une satisfaction personnelle, faire une musique que je prendrais du plaisir à écouter.
J.C. - Virgin a profité au maximum de ton succès. En fait, on peut dire que tu représentes 50 % des raisons qui ont lancé si vite et si bien cette compagnie. Comment es-tu entré en contact avec eux ?
M.O. - J'ai fait le tour de plusieurs grandes compagnies, Harvest, C.B.S., W.E.A., mais aucune n'était sûre que «Tubular Bells » puisse avoir un quelconque succès. C'était bien avant que le Manor et Virgin existent, il y a trois ans, maintenant... Quand j'ai présenté la bande à Virgin, je n'ai fait aucun choix. On m'a choisi...
J.C. - Comment ont été tes rapports avec Virgin ?
M.O. - Amicaux.
J.C. - Et l'enregistrement au Manor ?
M.O. - Ils avaient une cave bien fournie.
J.C. - Pas d'anecdote spéciale ?
M.O. - Si. La seule personne qui buvait plus que moi était Vivian Stanshall...
J.C. - Comment s'est passé l'enregistrement du concert pour la B.B.C., qui sera programmé ce soir ?
M.O. - Bien... Ils avaient un mixer grand comme ça (geste).
J.C. - Après l'expérience du Queen Élisabeth Hall, as-tu l'intention de refaire un concert public ?
M.O. - J'espère que non.
J.C. - Que penses-tu du disque réalisé ?
M.O. - Je ne l'ai pas écouté depuis près de quatre semaines. Mais, la dernière fois que je l'ai entendu, j'ai pensé que 90 % étaient à rejeter...
J.C. - Et la qualité technique ?
M.O. - Je trouve ça assez mauvais... Il faudrait que tu puisses écouter une bande.

Mike Oldfield est un compositeur. Il peut jeter un regard froid sur ses « erreurs » passées. Mais, pour l'instant, il travaille pour un nouvel album. « Tubular Bells » est ce qui lui permet de poursuivre son chemin musical, un succès énorme qui le rend heureux et l'étonne encore un peu.
M.O. - Je gagne pas mal d'argent grâce à « Tubular Bells », c'est vrai...
Cela lui permet de ne penser qu'à sa musique, de nourrir ses chatons siamois et ses deux lévriers afghans, et d'aller faire ses courses en Bentley. Mais, il porte une tenue étrangement barbare : un vieux pull un peu taché, un jean, un grand manteau presque râpé et des tennis. Quant à Maggie, sa girl-friend, elle a les jambes gainées de bas résille noirs et elle est chaussée de ce qu'on appelle en France des baskets...
J.C. - Que penses-tu des amis qui ont interprété « Tub. Bells » avec toi ?
M.O. - J'aime la façon de jouer de la guitare de Steve Hillage. Mick Taylor et lui sont très agréables à écouter quand ils jouent ensemble.
J.C. - Et Pierre Moerlen ?
M.O. - C'est une personne très sympathique (sympathetic, qui sait écouter, qui a du feeling... Dieu, que le français a perdu de ses sens...).
J.C. - Et comme batteur ?
M.O. - Je pense que c'est le meilleur... Il se lève et va chercher un peu de Guiness pour finir le champagne. Ce cocktail, qui s'appelle le Black Velvet, a quasiment les vertus de la tequila, c'est-à-dire qu'il rend très high, ce qui va d'ailleurs élever le niveau de la conversation.
J.C. - On déterre beaucoup de Rock n' Roll, ces temps-ci, sous prétexte de sociologie des fifties-sixties. Tu aimes le Rn'R ?
M.O. - Il y a une chanson que j'aime beaucoup : c'est « Get It On », de Marc Bolan. Je la chante souvent en changeant les paroles.
J.C. - Et les Beatles ?
M.O. - Oh, j'aime les Beatles.
J.C. - Le jazz ?
M.O. - (Il fait une petite grimace) Il y a très peu de choses que j'aime en jazz. Je ne connais aucun nom. J'aime le vieux jazz.
J.C. - Connais-tu Chick Corea ?
M.O. - Non.
J.C. - Est-ce que tu aimes le free jazz ?
M.O. - (Nouvelle grimace) Non.
J.C. - Et la musique classique ?
M.O. - J'aime Sibelius, Delius, Stravinsky, Bartok, Ravel...
J.C. - Eric Satie ?
M.O. - Oui, Eric Satie.
J.C. - Debussy ?
M.O. - Non, pas lui. Bach... J'ai, ici, autour de vingt disques. Ah, au fait, pour « ma musique », tu peux ajouter que je voulais surtout faire une musique qui inspire la paix...
On a fini le Black Velvet. Mike fume des Gauloises filtre et Maggie roule ses cigarettes.
J.C. - Est-ce que tu prends parfois de la dope ?
M.O. - Non, aucune drogue. La conversation tombe un peu, comme la nuit qui s'approche.
J.C. - Rien à dire à propos de ton prochain album ?
M.O. - Non.
J.C. - Es-tu au courant d'un tour européen, en mars, avec Kevin Ayers, Archibald Legget, Lol Coxhill, Mike Ratledge, Pip Pyle et peut-être toi-même ?
M.O. - Non, et de toute façon, je n'ai pas du tout envie de refaire de la scène.

On a rangé nos affaires. Nous sommes sortis. Mike, Maggie et Polly sont montés dans la Bentley et je suis reparti avec Philip vers Cheltenham.
C'est dimanche anglais. J'ai raté le train d'Oxford et le concert à la B.B.C., qui passait à 8 heures, hier soir : une émission d'actualité musicale où Mike Oldfield partageait le générique avec Gustav Mahler. Je me suis réfugié dans un pub où j'ai rencontré un fan de M.O. Il m'a invité à attendre le car chez lui. John, 19 ans est le père d'une jolie Candice de sept mois. Sa femme joue aux fléchettes. Sa sœur flirte dans un fauteuil avec son boy-friend, dont elle vient de peindre le visage à la David Bowie.
On a un peu bu. Pas trop. On a écouté les Stones : « Gimme Shelter ». Maintenant, c'est John Lennon : « I don't wanna be a lawyer, marna, I don't wanna lie... »
Il est minuit et demi. A 3 heures, je prends un coach pour Oxford, la campagne de Shakespeare et le fabuleux Manor. Là m'attendent Hatfield & the North, une autre partie des Canterbury Tales qui enregistrent un nouvel album, et Tom Newman, le complice de R. Branson, celui qui a fait le Manor.

SCIENCE FICTION
Le Manor, comme son nom l'indique, est un manoir. On y trouve de bons fauteuils, de la moquette, des salles de bains et de nombreuses chambres confortables. Les filles y sont très belles, en particulier Maggie... La cuisine est excellente et les couverts sont de bon goût. On y mange à la lueur des bougies, même en-dehors des époques de crise.
Dans le parc, on peut tirer à l'arc, se promener avec des enfants étonnamment bien élevés et encore plus libres et plus intelligents qu'à Summer
Ce soir là, Hatfield avait rangé ses instruments. Le studio était vide et silencieux. J'ai joué un peu sur le piano Steinway (and sons) et j'ai caressé de mes yeux presque envieux le beau matériel.
Le studio se trouve à une heure de Londres. Les ingénieurs du son, Tom Newman et Simon Heyworth, sont ouverts au dialogue. Pip Pyle soi-même procéda à un pré-mixage, sans succès d'ailleurs, du côté du son de basse de R. Sinclair, son saturé et dégueulasse. Alors, Pip s'est levé et a pensé faire appel aux bons offices des ingénieurs du coin.
Ces derniers, que l'on a pu voir au M idem, au stand Virgin, possèdent un studio mobile unique en Europe : 24 ou 16 pistes, 30 entrées micro, Dolby, etc...
Je n'ai pas pu arracher de confidences très sérieuses aux résidents. Ce qui leur semble le plus important, c'est de dire du Manor que tout s'y passe friendly et patiemment, même avec Mike Oldfield qui sait être un chef d'orchestre pointilleux et chiant comme Karajan.

Je suis resté quelques instants près de la cheminée du petit salon de l'entrée, où on peut écouter en stéréo des disques qui grattent : « Imagine », en savourant une Oxford Light Ale. Quelqu'un a mis les Beach Boys, « I Get Around », et je suis allé me coucher. Ce matin pluvieux, après un rapide et succulent breakfast servi par la trop belle Maggie, — et après avoir couru après Alice qui avait caché mon chapeau, je suis reparti à Londres en coach avec air conditionné. J'ai rencontré Hassad, le célèbre mangeur de groupes allemands qui va s'attaquer aux groupes de Virgin. Il va les faire tourner en France, ce printemps. Il commence avec Henry Cow et Kevin Coyne. Je l'ai vu à Notting Hill Gate, au fond d'un Virgin Shop, dans le bureau de Martim Coole [n.d.w.: Martin Cole], le patron de l'agence de management.
- Sur quels principes essentiels fonctionne l'agence ?
M.C. : Friendly...
(Il mérite bien son nom et répond peu, rarement et toujours flegmatiquement.)
- Avez-vous une politique particulière pour le choix des lieux de concerts et pour fixer le montant des cachets ?
M.C. : Je ne tiens pas vraiment à parler de ça ; mais, on s'arrange toujours pour que ça reste friendly...
Pour l'instant, il fait tourner les groupes suivants :
Gong
K. Coyne (du blues blanc et anglais, acoustique)
Henry Cow (jazzy, mais pas free)
Hatfield & the North (un peu de Caravan, un peu de Matching Mole, côté musique écrite pour fins lettrés)
Ange
Faust
Sun Treader
Mike Oldfield
Le Red Buddah Theatre
Stomu Yamash'ta's East Wind.
Ces groupes tournent dans d'assez bonnes conditions : véhicules loués, si nécessaire ; hébergement payé ; environ 250 F par membre par semaine (pour Faust pendant son tour de novembre). Pour Gong, Virgin perdait en moyenne 1000 livres par semaine. Ils étaient venus pour deux mois ; ils ont entamé un troisième mois de tour, en janvier. L'agence met à la disposition du « meilleur » groupe du moment une sono. Les concerts ont lieu en général dans de grandes salles, genre Town Hall, Lyceum, universités, équipées pour la venue du groupe le plus débordant de matériel. Le public écoute calmement, sort ou bien reste au bar si ça ne lui plaît pas ; les rares trouble-fête sont vite encerclés et dirigés gentiment vers la rue.

LA MANCHE
Si vous vivez en France, pas loin de chez Sardou, votre détaillant habituel va mettre à votre disposition « Tubular Bells » de M.O. et « Marjorie Razorblades » [n.d.w.: Marjory Razorblade], de K. Coyne en pressages Barclay. Barclay devient optimiste quant à un succès équivalent en France de Mike Oldfield. Promotion heavy donc, du catalogue Virgin.

Cent fois sur la platine remettez « Tubular Bells ».
Je me permettrai de tirer quelques aphorismes de ce bref aperçu d'une réussite anglaise, alternative et musicale. Entre parenthèses, un soir, j'ai essayé de faire un tour du côté de l'Artistic Voltaire. J'ai remarqué une queue assez mouvante et un peu criarde (celle à laquelle, un jour Kevin Ayers a répondu : « Oui, je sais, à poil... »), puis quelques tessons de bouteilles au milieu de la route. J'ai repris le métro et j'y ai remarqué quelques French Graffitis, en particulier un sexe masculin, occupant un emplacement de 2 m sur 2, avec pour légende : « Et des comme ça, etc... »
J'avoue : des comme ça, j'en ai jamais vu, surtout pas dans le miroir de ma salle de bains.
D'un autre côté, la lettre de Loulou Yan me laisse un frisson de terreur quant à la possibilité de voir un jour en France un concert qui ne tourne pas à la galère. Et, quoi qu'en pense Loulou, mes exercices plumitifs ne me donnent pas plus de facilités pour dénicher les 25 F. perçus à l'entrée.
Ce manque de retenue me suggère un certain sens de la mesure à prendre : Essayons de parler Musique et décollons les étiquettes (Pop, par ex.). Peut-on dire que « Tubular Bells » soit pop, rock, ravelien ?... Soyons donc de notre temps, même si l'époque a un air un peu triste. Il n'y a pas de scène en France, pas de groupes vraiment passionnants ? Si les loulous apprennent à faire quelque chose de leurs doigts vengeurs et de leurs oreilles agressives, les gens de goût n'auront peut-être plus le besoin de s'expatrier ou de se déguiser en étrangers pour faire de la musique.
Evitons le régionalisme forcené (Belle-ville, Paris France, ou St Germain, Paris, France).
Jetons un dernier regard ému sur Virgin Rec., qui connaît par cœur son petit précis de Marketing, Publicité, Discount, etc..., et qui, face à la loi anglaise est une innocente compagnie, peut-être un peu coupable d'avoir voulu faire quelque chose de bien, de moins cher et de bonne qualité. Notons bien la structure verticale de l'affaire, qui lui permet de se suffire à elle-même, et, d'autre part, les rapports quasi-horizontaux musiciens/manager/directeur artistique/public qui font que le beau roadie de Henry Cow peut se taper la femme du producteur dans la plus grande discrétion d'une chambre meublée XVIIIe au Manor.

Bref, « Tubular Bells » est un don de Dieu et un produit du vaillant travail de six mois d'un seul homme courageux, mais pas capitaine pour deux pence. Plus je l'écoute, et moins je me sens agressif. Un baume, quoi... Alors, Loulou Yan, écoute « Tubular Bells », avant d'aller tout casser : ça fait un peu comme : Chagrin d'amour ne dure pas toujours. Plaisir d'amour dure toute la vi-i-e.

JACQUES COLIN 

Forum

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Je me suis bien marré :

"J.C. - Pas d'anecdote spéciale ?
M.O. - Si. La seule personne qui buvait plus que moi était Vivian Stanshall... "

Et j'ai beaucoup appris de l'esprit de Mike :

"J.C. - Qu'est-ce qui te semblait le plus important quand tu as réalisé « Tubular Bells » ?
M.O. - Je voulais y prendre du plaisir, en tirer une satisfaction personnelle, faire une musique que je prendrais du plaisir à écouter."

E-Gwen.